Mohamed Chawki Abid

Comment devrions-nous approcher le projet ALECA ?

chawki-abid-2Mohamed Chawki Abid est, de formation, ingénieur des Mines (Ecole des Mines de Paris). Avec 23 ans d’expériences dans plusieurs groupes bancaires et 9 ans de direction de groupes privés, il a été, un moment en 2012, Conseiller principal du Président Moncef Marzouki, chargé des affaires économiques.
Il est très critique et très réticent contre le projet de l’ALECA. Dans cette tribune libre, il explique pourquoi…

Tout d’abord, il est instructif de rappeler que TTIP ou TAFTA, est l’accord de libre-échange transatlantique qui se négocie actuellement entre l’Europe et les États-Unis depuis 2013.
Les négociations n’en finissent pas et de nombreux européens ne veulent pas en entendre parler.
Selon eux, ces accords commerciaux feraient la part belle aux grands groupes industriels. Certains considèrent même que, si ces accords étaient signés, cela ferait des États Unis un empire à la tête des trois-quarts du commerce et des deux tiers du PNB mondiaux !
Si quelque 500 ONG européennes demandent à interrompre les négociations avec les Etats Unis sur le Tafta, c’est parce que, selon elles, les Américains veulent imposer aux Européens ce que ces derniers veulent imposer aux Maghrébins.
Aussi, ne devrions-nous pas exiger des préalables nécessaires à l’éclosion de négociations fécondes avec Bruxelles, notamment l’établissement du bilan de 20 ans de libre-échange avec l’UE (depuis 1995), ainsi que de l’étude de l’impact de l’ALECA sur l’économie nationale ?

Quid du bilan de l’accord de libre échange de 1995 ?

L’Accord de Libre Echange de 1995 avait prévu une période de 12 ans pour mettre à niveau l’industrie tunisienne, période s’étant avérée trop courte. L’aide financière promise et les IDE prévus n’étaient pas au rendez-vous. De ce fait, notre industrie manufacturière n’est pas parvenue à soutenir la concurrence européenne en qualité et en coût. L’importation est devenue un réflexe courant des affairistes et des rentiers, voulant se débarrasser des problèmes techniques, logistiques, financiers et sociaux.
L’analyse rétrospective de la structure sectorielle du PIB révèle que le secteur des  »industries manufacturières » a été malmené pour ramener sa contribution dans la formation du PIB de 22% en 1993 à 15% en 2014. Les 7 points perdus de l’industrie manufacturière ont profité aux activités de services, dont principalement : la grande distribution (super et hypermarchés), l’activité de concessionnaire auto, la téléphonie cellulaire, et les services non marchands (salaires de la fonction publique). En  dehors des services non marchands, ce sont des activités gros-importatrices, non exportatrices, et peu créatrices d’emplois relativement à la Valeur Ajoutée générée.
Au-delà des industries manufacturières et des services annexes, le même sort a été réservé à l’agriculture et au tourisme, ainsi qu’aux industries minières (y compris les carrières et les saumures), qui ont sérieusement reculé dans la formation du PIB national.
Evidemment, les implications ont été désastreuses sur la balance commerciale (baisse des exportations industrielles et accroissement des importations de produits à la consommation), ainsi que sur le chômage particulièrement chez les jeunes diplômés (affaiblissement de l’employabilité et précarité de l’emploi).
Naturellement, il s’en est suivi un recours démesuré à l’endettement extérieur pour nourrir les réserves en devises, en vue de couvrir partiellement le déficit de la balance courante (tiré par le déficit commercial). En outre, l’administration Tunisienne a appliqué naïvement l’accord de 1995 sans même oser enclencher les clauses de sauvegarde contractuelles.
Aussi, ne devrions-nous pas nous atteler à défendre nos intérêts préalablement à l’examen du projet ALECA, et à conclure un  »Accord rectificatif » pour remédier à cette situation asymétrique et inéquitable?

Objectifs de l’ALECA

Le but de l’ALECA porte sur l’approfondissement des relations commerciales entre le Tunisie et l’Union Européenne, dans toutes les activités de services et dans le domaine de l’agriculture. Ce faisant, l’ALECA vise à réduire les obstacles non tarifaires, faciliter les procédures douanières, libéraliser le commerce des services, assurer la protection de l’investissement et harmoniser les réglementations dans plusieurs domaines de l’environnement commercial et économique.
En outre, l’ALECA couvre plusieurs domaines dont les marchés publics, les mouvements de capitaux et de paiements, les normes techniques pour les produits industriels, les procédures douanières, les mesures sanitaires et phytosanitaires, les droits de la propriété intellectuelle, la concurrence, le commerce d’énergie, les aspects commerciaux de développement durable, etc.
Un tel projet, s’il venait à être adopté dans l’état par les autorités tunisiennes, donnerait le feu vert à la libre concurrence entre notre modeste dispositif des services et l’artillerie lourde des multinationales, sans parler du domaine agricole dont les écarts de compétitivité sont colossaux entre nos unités de dimensions familiales et les géants européens de l’agroalimentaire.

Que faire ?

A la veille du démarrage des négociations sur l’ALECA (Accord de Libre-Echange Complet et Approfondi), il y a lieu d’élaborer un diagnostic sur les 20 ans de libre-échange avec l’UE afin de :

  • évaluer les écarts des réalisations par rapport aux prévisions en termes de : subventions européennes, IDE, création d’emplois, développement des exportations, balance commerciale, balance des payements, endettement extérieur, etc.
  • apprécier les conséquences macro économique de cet accord, notamment sur le secteur des industries manufacturières (les PMI en particulier) et des services annexes
  • identifier les risques et les menaces à atténuer d’un commun accord (dérapages des déséquilibres).

Sans l’élaboration de ce diagnostic critique, et sans la confection d’un avenant correctif à l’ancien accord, il serait hasardeux d’engager des négociations sur le projet d’ALECA.
Il semble qu’il y ait eu production de documents – de part et d’autre – donnant des lectures différentes du bilan de l’accord Tunisie – UE de 1995. Il faudrait en organiser une évaluation collective, objective et sérieuse. A défaut, chaque partie continuera à voir uniquement ce qui l’arrange.
Du côté tunisien, l’analyse des écarts et l’étude du niveau de réalisation des objectifs n’ont malheureusement pas été publiées pour permettre aux experts indépendants et à la société civile de mesurer les retombées socio-économiques et de formuler des recommandations constructives.
Nous espérons que leurs résultats et conclusions soient bien exploités pour négocier d’abord des ajustements aux dysfonctionnements et des réparations aux carences.
Au terme de ces travaux préalables, l’entrée dans le carré des « négociations de l’ALECA » sera plus aisée.