Lilia Rebaï

Lilia Rebai, Directrice Bureau Tunisie Euro-Mediterranean Human Rights Network

L’Europe doit nous considérer comme un partenaire stratégique

lilia-rebai-2Le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme (Euro-Mediterranean Human Rights Network)est né dans la mouvance du processus de Barcelone. Il est composé d’environ 80 ONG sur le pourtour de la méditerranée et au sein de l’UE. En Tunisie, le réseau s’est implanté en 2011, mais il était actif bien avant cette date par son soutien à des militants du temps de l’ancien régime, et ce depuis 1996. Le bureau Tunisie du réseau est la le quatrième de part le monde, avec le siège à Copenhague, le bureau de Bruxelles et celui de Paris. Le réseau défend les droits de l’homme dans le cadre de six thématiques, à savoir le cycle des droits économiques et sociaux, les droits des migrants et personnes réfugiées, la réforme de la justice, les droits des femmes et l’égalité homme-femme, la question des libertés collectives et individuelles, la culture des droits humains et le cycle des droits économiques et sociaux.
Dans le cadre du démarrage des négociations de l’ALECA entre la Tunisie et l’UE, Mme Lilia Rebaï, directrice du Bureau Tunisie, nous définit l’implication du réseau Euro-méditerranéen des droits de l’homme dans ce dossier et son rôle dans l’instauration d’un ALECA garantissant  les droits du citoyen tunisien.  Interview.

Quel intérêt porte votre réseau pour l’ALECA ?

Notre intérêt pour l’ALECA se situe dans  le cadre d’un projet soutenu par l’Union européenne. Un projet qui consiste à un dialogue tripartite. Il s’agit d’impliquer la société civile dans le suivi des relations entre la Tunisie et l’UE. Parce que, autant nous avons aujourd’hui en 2011, une société civile très active et qui suit pratiquement tous les domaines, autant il mais reste  un domaine très sensible qui n’est pas très bien suivi par la société civile : celui des relations entre la Tunisie et l’Union Européenne. Suite à cela, il y a eu la mise en place d’un plan d’action 2013-2017, dans lequel il y a trois groupes piliers : les réformes politiques, les réformes économiques et sociales et celui du rapprochement entre les peuples, c’est là où l’on parle de démocratie et de droits civiques.
Dans le cadre de ce projet nous avons constitué des groupes de travail composés chacun de près de 27 représentants d’ONG, de l’UGTT et de l’UTICA. Plus de 80 ONG tunisiennes se sont réunies d’une manière informelle et formelle pour le traitement de différentes thématiques. A la fin de ces rencontres, ces ONG se sont mises d’accord sur certaines recommandations communes.

Il faudrait que ces recommandations soient prises en considération par les parties décisionnaires ?

A l’issue de chaque réunion, nous transmettons systématiquement ces recommandations à la délégation de l’UE et également aux membres du gouvernement et de l’administration tunisienne. Nous avons beaucoup travaillé avec le secrétariat d’Etat pour la femme, actuellement devenu ministère de la femme, avec les ministères des affaires étrangères, de la justice et celui du commerce et de l’artisanat. A coté de cela, nous avons effectué des missions de plaidoyer à l’étranger, notamment au Parlement européen à Bruxelles, la commission de l’UE, le service européen des services extérieurs. Nous nous sommes également déplacés en France et en Italie. Ces pays sont les principaux partenaires de la Tunisie, d’où l’intérêt. Il y a eu une grande médiatisation de notre conférence de presse organisée en Italie. Nous avons appelé à la suppression des visas pour les Tunisiens, une revendication qui a reçu beaucoup d’intérêt. Au début, le dialogue était difficile, il y a eu les vieilles habitudes et les méfiances des uns et des autres, notamment la méfiance à l’égard de l’UE. Mais, peu à peu nous avons commencé à dialoguer et c’était une belle expérience.
Suite à ce succès, nous avons décidé de continuer le projet. Ainsi, nous avons lancé officiellement la deuxième phase du projet qui durera trois ans. Dans cette phase, nous allons impliquer l’ARP et les ONG des régions de l’intérieur.
L’ALECA, c’est la pièce maîtresse de notre projet. Nous avons commencé à travailler sur cette question en décembre 2014. La deuxième session du groupe, droits économiques et sociaux a débattu des défis que pourraient représenter cet accord pour le pays. Nous avons organisé également une session spéciale avec une délégation européenne sur ce même sujet. Nous avons ainsi émis un communiqué signé par plus d’une vingtaine d’associations afin d’exprimer nos réserves par rapport à cet accord qui pourrait représenter un danger pour la Tunisie.

Sur quel diagnostic, avez-vous émis ces réserves ? Etes-vous revenu dans votre débat sur l’Accord d’Association signé en 1995 et qui concernait le secteur industriel  par exemple ?

Effectivement, la première revendication de la société civile c’est justement, une étude indépendante et une évaluation d’impact de cet accord signé en 1995. Sachant, qu’objectivement parlant, à cause de cette politique économique mise en œuvre en 1995, nous avons un des taux de chômage les plus élevés depuis 2011. Un taux de chômage hétérogène, en effet dans certaines régions le chômage peut atteindre les 45%, les femmes sont plus touchées que les hommes et la grande partie des chômeurs sont des diplômés du supérieur. Il y a cette question de déséquilibre régional également. Donc, on ne peut pas ne pas se demander s’il y a un lien de cause à effet entre la politique économique adoptée en 1995 et le futur ALECA et ce que nous vivons aujourd’hui.
Si la politique qui a été menée en 1995 a engendré une révolution, pourquoi alors continuer sur la même lancée ? De l’autre coté, ils nous disent  que c’est la corruption, la mauvaise gouvernance de l’administration qui sont  la cause de ce que nous vivons, mais encore faut-il le démontrer. En termes de chiffres, certains diront que 30% des PME ont disparu suite au mouvement de libéralisation depuis la signature de l’accord de 1995. Cela reste à vérifier.
Aujourd’hui, on ne peut pas être pour ou contre l’ALECA, cela dépendra de ce qui sera mis dans cet accord. C’est, aussi, comment nous allons négocier cet ALECA ?  Une chose est sûre : l’UE est notre partenaire stratégique, nous devons donc rester ouverts à l’Europe.  C’est un constat au sein de notre  groupe. Personne n’a jamais remis en question cet ancrage ou cette idée d’avoir des affaires de partenariat avec l’Europe.
Aujourd’hui, la Tunisie est un petit pays. Nous sommes encore peut être la seule flamme dans ce qu’on a  appelé le « printemps arabe ». L’Union Européenne nous a promis beaucoup de merveilles et ce depuis Deauville en 2011, mais, cinq ans après, nous avons rien reçu. Ce que nous pouvons dire à l’U.E est de faire un réel effort pour soutenir ce pays. Ne pas nous traiter uniquement en tant que partenaire économique mais en vrai partenaire stratégique. Nous aider à construire la Tunisie nouvelle.

Quelles sont vos inquiétudes ?

Nous avons des inquiétudes notamment pour deux secteurs stratégiques pour notre pays, celui des services et celui de l’agriculture. Les barrières non tarifaires, les rapprochements réglementaires nous font également peur. Il ya beaucoup d’enjeux derrière. Revenons aux secteurs des services et de l’agriculture. Sur ce dernier on ne peut pas parler de libéralisation agricole pour une question très simple. Quelle chance aurait un petit agriculteur  du nord-ouest tunisien avec sa façon archaïque de labourer sa terre avec des et les problèmes climatiques, de faire face à une multinationale européenne, sachant qu’il  y a la politique européenne commune qui subventionne les agriculteurs ? Réellement, en l’Etat actuel des choses, une libéralisation est impossible.
Sur le secteur des services, la société civile se pose la question sur la liberté de circulation. Il est inconcevable de parler de libérer les capitaux, les biens sans intégrer la liberté de circulation des personnes, ces personnes qui vont produire ces biens et ces capitaux. Dans le secteur des services, la concurrence sera également inéquitable. Prenant l’exemple d’un jeune diplômé tunisien et d’un jeune diplômé européen. Quel est celui qui aura plus de chance d’entreprendre un projet dans le territoire de l’autre. L’européen aura la chance de visiter la Tunisie, faire du tourisme, étudier le marché tunisien et éventuellement décider de créer sa propre PME. Cela ne sera pas possible pour le jeune diplômé tunisien car il sera confronté au problème d’obtention de visas. Ne parlons pas de s’implanter sur le marché européen ! Avec la montée de la droite et du terrorisme en Europe, la question de la circulation des personnes est de plus en plus délicate.

Dans l’Accord d’Association de 1995, il était question de mise à niveau des PME tunisiennes et l’UE avait financé ce programme de mise à niveau. Si l’ALECA, pour le secteur agricole, faisait de même et mettait en place un programme de mise à niveau de l’agriculture tunisienne, également financé par l’UE, cela favoriserait-il une libéralisation équitable ?

Personne aujourd’hui ne peut donner une réponse exacte à cette question. Ce qu’il faudrait faire, c’est peut être étudier au cas par cas et produit par produit. La Tunisie jouit de compétences universitaires professionnelles et devrait profiter de ces compétences pour faire des études d’évaluation et d’impact d’un éventuel ALECA. Il ne faut pas également oublier l’enjeu de la sécurité alimentaire du pays. Sait-on quelle est la vision et la politique de la Tunisie sur ce secteur et les différents secteurs sujets de négociations? Quelle est la politique du pays par rapport à la caisse de compensation ? Par rapport à la libéralisation de l’économie nationale ? Et cela, ce n’est pas  de la responsabilité de l’U.E, mais de celle de notre gouvernement. Cette implication du gouvernement, nous ne la voyons pas. Il faut savoir que la réponse à cette question est purement politique, il faudrait qu’il y ait une vision politique pour savoir exactement où l’on va.

Pour négocier au mieux un ALECA avantageux pour notre pays, faut-il choisir de bons négociateurs et qui maitrisent leurs dossiers?

N’oublions pas : la Tunisie négociera avec  l’U.E qui représente 28 pays. La tâche n’est guère facile. La Tunisie représente moins de 1% des échanges commerciaux de l’U.E. Quelque part, la partie est déséquilibrée, asymétrique. En même temps, la Tunisie d’aujourd’hui a réellement besoin d’un réel soutien. Cela étant dit, nous avons été reçus la semaine dernière par le Conseiller économique du Chef du gouvernement et négociateur en chef de l’ALECA, M. Ridha ben Mesbah et par Mme Fatma Oueslati. Personnellement, cet entretien m’a tranquillisée. J’ai senti que j’étais en face de personnes avisées, conscientes des enjeux de ce projet d’accord. Ils nous ont assuré qu’ils allaient prendre leur temps, que des études vont être lancées prenant en considération tous les aspects de la problématique.
Maintenant, c’est à l’UE de  soutenir notre transition économique et démocratique, la condition sine qua non pour garantir un avenir pour nos enfants. La Tunisie est l’un des plus beaux pays au monde et doit continuer de l’être.

Allez-vous être partie prenante des négociations ? Comment allez-vous suivre ces négociations ?

Il est question que la société civile suive les négociations de l’ALECA. Le gouvernement nous a déjà invités à débattre du sujet avant la tenue du premier round le 18 avril. Une première en Tunisie et ceci grâce au dialogue tripartite que nous avons instauré.
Ensuite, il est question, et cela sera annoncé par le gouvernement, d’inclure la société civile dans un comité consultatif sur l’ALECA. Maintenant reste à mettre en place un mécanisme pour que notre participation ne soit pas uniquement formelle. Ce que nous demandons, nous société civile, c’est d’avoir l’information d’une manière transparente et à temps, pour revenir avec des propositions concrètes. La société civile était un acteur majeur dans le dialogue national ce qui a valu à la Tunisie le prix Nobel de la paix, et la société civile va continuer à jouer son rôle et n’apportera que du positif à ces négociations.




Mohamed Chawki Abid

Comment devrions-nous approcher le projet ALECA ?

chawki-abid-2Mohamed Chawki Abid est, de formation, ingénieur des Mines (Ecole des Mines de Paris). Avec 23 ans d’expériences dans plusieurs groupes bancaires et 9 ans de direction de groupes privés, il a été, un moment en 2012, Conseiller principal du Président Moncef Marzouki, chargé des affaires économiques.
Il est très critique et très réticent contre le projet de l’ALECA. Dans cette tribune libre, il explique pourquoi…

Tout d’abord, il est instructif de rappeler que TTIP ou TAFTA, est l’accord de libre-échange transatlantique qui se négocie actuellement entre l’Europe et les États-Unis depuis 2013.
Les négociations n’en finissent pas et de nombreux européens ne veulent pas en entendre parler.
Selon eux, ces accords commerciaux feraient la part belle aux grands groupes industriels. Certains considèrent même que, si ces accords étaient signés, cela ferait des États Unis un empire à la tête des trois-quarts du commerce et des deux tiers du PNB mondiaux !
Si quelque 500 ONG européennes demandent à interrompre les négociations avec les Etats Unis sur le Tafta, c’est parce que, selon elles, les Américains veulent imposer aux Européens ce que ces derniers veulent imposer aux Maghrébins.
Aussi, ne devrions-nous pas exiger des préalables nécessaires à l’éclosion de négociations fécondes avec Bruxelles, notamment l’établissement du bilan de 20 ans de libre-échange avec l’UE (depuis 1995), ainsi que de l’étude de l’impact de l’ALECA sur l’économie nationale ?

Quid du bilan de l’accord de libre échange de 1995 ?

L’Accord de Libre Echange de 1995 avait prévu une période de 12 ans pour mettre à niveau l’industrie tunisienne, période s’étant avérée trop courte. L’aide financière promise et les IDE prévus n’étaient pas au rendez-vous. De ce fait, notre industrie manufacturière n’est pas parvenue à soutenir la concurrence européenne en qualité et en coût. L’importation est devenue un réflexe courant des affairistes et des rentiers, voulant se débarrasser des problèmes techniques, logistiques, financiers et sociaux.
L’analyse rétrospective de la structure sectorielle du PIB révèle que le secteur des ”industries manufacturières” a été malmené pour ramener sa contribution dans la formation du PIB de 22% en 1993 à 15% en 2014. Les 7 points perdus de l’industrie manufacturière ont profité aux activités de services, dont principalement : la grande distribution (super et hypermarchés), l’activité de concessionnaire auto, la téléphonie cellulaire, et les services non marchands (salaires de la fonction publique). En  dehors des services non marchands, ce sont des activités gros-importatrices, non exportatrices, et peu créatrices d’emplois relativement à la Valeur Ajoutée générée.
Au-delà des industries manufacturières et des services annexes, le même sort a été réservé à l’agriculture et au tourisme, ainsi qu’aux industries minières (y compris les carrières et les saumures), qui ont sérieusement reculé dans la formation du PIB national.
Evidemment, les implications ont été désastreuses sur la balance commerciale (baisse des exportations industrielles et accroissement des importations de produits à la consommation), ainsi que sur le chômage particulièrement chez les jeunes diplômés (affaiblissement de l’employabilité et précarité de l’emploi).
Naturellement, il s’en est suivi un recours démesuré à l’endettement extérieur pour nourrir les réserves en devises, en vue de couvrir partiellement le déficit de la balance courante (tiré par le déficit commercial). En outre, l’administration Tunisienne a appliqué naïvement l’accord de 1995 sans même oser enclencher les clauses de sauvegarde contractuelles.
Aussi, ne devrions-nous pas nous atteler à défendre nos intérêts préalablement à l’examen du projet ALECA, et à conclure un ”Accord rectificatif” pour remédier à cette situation asymétrique et inéquitable?

Objectifs de l’ALECA

Le but de l’ALECA porte sur l’approfondissement des relations commerciales entre le Tunisie et l’Union Européenne, dans toutes les activités de services et dans le domaine de l’agriculture. Ce faisant, l’ALECA vise à réduire les obstacles non tarifaires, faciliter les procédures douanières, libéraliser le commerce des services, assurer la protection de l’investissement et harmoniser les réglementations dans plusieurs domaines de l’environnement commercial et économique.
En outre, l’ALECA couvre plusieurs domaines dont les marchés publics, les mouvements de capitaux et de paiements, les normes techniques pour les produits industriels, les procédures douanières, les mesures sanitaires et phytosanitaires, les droits de la propriété intellectuelle, la concurrence, le commerce d’énergie, les aspects commerciaux de développement durable, etc.
Un tel projet, s’il venait à être adopté dans l’état par les autorités tunisiennes, donnerait le feu vert à la libre concurrence entre notre modeste dispositif des services et l’artillerie lourde des multinationales, sans parler du domaine agricole dont les écarts de compétitivité sont colossaux entre nos unités de dimensions familiales et les géants européens de l’agroalimentaire.

Que faire ?

A la veille du démarrage des négociations sur l’ALECA (Accord de Libre-Echange Complet et Approfondi), il y a lieu d’élaborer un diagnostic sur les 20 ans de libre-échange avec l’UE afin de :

  • évaluer les écarts des réalisations par rapport aux prévisions en termes de : subventions européennes, IDE, création d’emplois, développement des exportations, balance commerciale, balance des payements, endettement extérieur, etc.
  • apprécier les conséquences macro économique de cet accord, notamment sur le secteur des industries manufacturières (les PMI en particulier) et des services annexes
  • identifier les risques et les menaces à atténuer d’un commun accord (dérapages des déséquilibres).

Sans l’élaboration de ce diagnostic critique, et sans la confection d’un avenant correctif à l’ancien accord, il serait hasardeux d’engager des négociations sur le projet d’ALECA.
Il semble qu’il y ait eu production de documents – de part et d’autre – donnant des lectures différentes du bilan de l’accord Tunisie – UE de 1995. Il faudrait en organiser une évaluation collective, objective et sérieuse. A défaut, chaque partie continuera à voir uniquement ce qui l’arrange.
Du côté tunisien, l’analyse des écarts et l’étude du niveau de réalisation des objectifs n’ont malheureusement pas été publiées pour permettre aux experts indépendants et à la société civile de mesurer les retombées socio-économiques et de formuler des recommandations constructives.
Nous espérons que leurs résultats et conclusions soient bien exploités pour négocier d’abord des ajustements aux dysfonctionnements et des réparations aux carences.
Au terme de ces travaux préalables, l’entrée dans le carré des “négociations de l’ALECA” sera plus aisée.




Tahar Sioud

Tahar Sioud, ancien ambassadeur

Oui pour un ALECA mûrement négocié !

tahar-sioud-2On le surnomme « le pionnier de la diplomatie économique », « le négociateur » ou le « diplomate banquier ». Lui, c’est Tahar Sioud dont le cursus a effectivement balancé entre la banque, la diplomatie et les portefeuilles ministériels. A chaque fois qu’il a fallu négocier avec l’Union Européenne (UE) ou les organismes internationaux économiques (Banque Mondiale, FMI…), on a eu recours à lui pour ses qualités de négociateur et pour sa grande connaissance des dossiers économiques. Et il a toujours répondu présent, quitte à abandonner, pour servir son pays, des postes internationaux fort rémunérateurs. Il est actuellement membre du conseil d’administration de la BIAT après en avoir été le président.
Comme l’un des négociateurs principaux de l’Accord d’Association en 1995 avec l’UE, nous ne pouvions donc trouver meilleur interlocuteur pour avoir un avis « autorisé » sur l’ALECA…

Extrait audio

Question : Avec la connaissance des dossiers de négociations économiques que vous avez, et avec le recul que vous avez maintenant, comment qualifieriez vous l’Accord d’Association de 1995 ?

Tahar Sioud : Bien que nous aurions pu négocier plus d’avantages et une meilleure mise à niveau de nos entreprises, je trouve que cet Accord d’Association de 1995 a eu des retombées très positives sur l’économie tunisienne. Cet accord a permis, entre autres, d’augmenter, voire doubler nos échanges avec l’UE. Regardez les chiffres de la croissance entre 1995 et 2010 (autour d’une moyenne de 5%) et celui des investissement étrangers. Et comparez avec les chiffres actuels (à peine 0,5% de croissance en 2015).
N’oublions surtout pas que près de 80% de nos échanges se font essentiellement avec les pays de l’UE. Nous devions donc garantir et pérenniser nos échanges avec ce principal partenaire. Certes, c’était un accord entre un ensemble européen déjà structuré et un pays en développement, mais c’est lui qui nous a encouragés à entamer d’importantes réformes à même de mieux nous inscrire dans l’espace économique méditerranéen et mondial. Certaines de ces réformes (lois et règlements) sont encore à finaliser chez nous.Globalement, je le trouve donc positif.

Q : La Tunisie a entamé les négociations d’un nouvel accord, l’ALECA (Accord de Libre Échange Complet et Approfondi) qui va étendre la levée des barrières douanières à d’autres domaines que l’industrie (Produits agricoles et agroalimentaires, produits de la pêche, services, investissements, finances marchés publics…). Quel est votre sentiment là-dessus ?

TS : L’accord de 1995 prévoyait déjà une ouverture progressive des frontières économiques. L’ALECA est donc une suite normale qu’il nous appartient de bien négocier. Cet accord est primordial pour l’avenir de notre économie. Il est fondamental pour notre positionnement géostratégique dans notre région naturelle méditerranéenne. Mais prenons le temps qu’il faudra pour bien le négocier et négocions le mieux possible pour obtenir un bon agenda et de meilleures mesures d’accompagnement.
En parallèle, consolidons cet accord par une meilleure stratégie régionale, multilatérale ou bilatérale, maghrébine, arabe et africaine.

Q : De nombreuses voix s’élèvent contre la signature de cet ALECA, arguant de la fragilité de certains de nos secteurs économiques comme l’agriculture, l’agroalimentaire, les services, les finances…

TS : Sans avoir une position dogmatique et idéologique de principe contre cet accord comme certains, je suis pour la négociation de la progressivité de sa mise en application et pour des mesures d’accompagnement consistantes, voire une liste « négative » et certaines mesures protectionnistes, (au moins provisoirement), en faveur de certains de nos secteurs encore fragiles. Je ne pense pas, cependant, qu’il y ait chez nous quelque secteur que ce soit qui soit menacé de disparition.
Je suis certain que nos partenaires européens sont sensibles à cet aspect des choses et qu’ils respecteront nos choix et prioritésen nous accordant à la fois cet échéancier et ces mesures d’accompagnement et de mise à niveau.
Le contexte géopolitique nous permet actuellement de revendiquer un statut plus que privilégié. La Tunisie est le seul pays arabe à avoir réussi sa « révolution » et à asseoir les bases d’une véritable transition démocratique que l’UE ne peut pas ne pas aider. Elle nous a, d’ailleurs, largement aidé dans cette voie.
Ainsi, notre intégration dans cet espace économique euro-méditerranéen devrait-il se faire au moins dans les mêmes conditions que celles accordées aux pays de l’est qui ont rejoint l’UE!

Q : Quels seraient d’après vous les « avantages » de l’ALECA ?

TS : L’ALECA va, d’abord, nous inciter à accélérer nos propres réformes juridiques et réglementaires en cours (Code des Investissements, Code du Commerce, réforme judiciaire…).Ces réformes ont trop tardé. Il s’agit donc d’un défi, d’un challenge pour nous mêmes et dont les retombées sur le moyen et long termes ne peuvent qu’être que positives.
Au plan commercial, il va nous permettre de sortir du « contingentement » actuel de nos exportations, y compris pour nos produits phares comme l’huile d’olive. Il va attirer vers notre pays des investissements qui vont nous permettre de créer des emplois pour nos jeunes. Et Dieu sait si nous en avons besoins !
Pour les services, prenons, par exemple, le secteur de la santé. Nous pouvons parfaitement, avec notre maîtrise et notre savoir-faire actuels, promouvoir ce secteur et étendre notre marché international encore plus. D’autres secteurs de nos services, cependant, doivent encore être protégés et mis à niveau, du moins provisoirement.

Q : Et pour le consommateur tunisien ?

TS : Les détracteurs de l’accord arguent que l’Accord d’Association de 1995 aurait fait perdre au Trésor tunisien près de 24 millions de TND de taxes non perçues, (chiffre à vérifier, d’ailleurs) ! Il suffit de leur poser la question suivante : A qui ces taxes non perçues auraient-elles profité ? Au consommateur tunisien, bien entendu, puisque, forcément, elles auraient contribué à faire baisser les prix !
Cessons d’être dogmatique ! Soyons réalistes, mais défendons nos intérêts et nos choix avec rigueur, intelligence et persévérance.

Q : Pour beaucoup, il faudrait que la Tunisie revendique, avec la libre circulation des produits, des capitaux et services, la libre circulation des personnes…

TS : Ne confondons pas la libre circulation des personnes et l’immigration ! Il est évident que la libre circulation des capitaux, des produits et services doit avoir pour corollaire la libre circulation des hommes d’affaires, des commerçants et des investisseurs puisque, aussi bien, les Tunisiens pourront investir en Europe et concurrencer les entreprises européennesmême au niveau de leurs marchés publics. Mais cela n’a rien à voir avec la politique d’immigration.

Q : Quel serait selon vous le rôle de la société civile dans ces négociations ?

TS : Le rôle de la société civile est fondamental. Elle doit être consultée et écoutée. Elle doit donner son avis, proposer des solutions. Mais ce n’est pas à elle de mener les négociations qui doivent rester du ressort des autorités gouvernementales.
S’il y a chez certains une véritable crispation contre cet accord, c’est dû à mon avis à un déficit d’information. La question est complexe et il appartient aux deux partenaires de combler ce manque d’information.

Q : Votre conclusion sur l’ALECA ?

TS : Pour moi, c’est un accord incontournable, mais qu’il va falloir le négocier très sérieusement et obtenir de bonnes mesures d’accompagnement et un bon agenda d’application (n’oublions pas que l’Accord Association de 1995 a mis 12 ans avant d’être entièrement appliqué !). La balle est donc dans notre camp !
Pour nos amis européens, j’espère qu’ils accepteront les doléances et priorités tunisiennes et qu’ils accorderont l’appui nécessaire pour permettre à la Tunisie de se mettre à niveau de ce partenariat global envisagé. Nous restons, après tout, les plus proches voisins méditerranéens de l’Europe !




Wafa Laamiri

Wafa Laamiri, Présidente nationale du Centre des Jeunes Dirigeants

Nous devons négocier selon nos priorités !

Elle est jeune, dynamique et elle parle avec conviction et franchise. Elle, c’est Mme Wafa Laamiri, Présidente nationale du CJD (Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprises), l’une des rares associations de jeunes (elle préfère parler d’organisation) spécialisées en affaires économiques. Elle est, par ailleurs, Directrice générale de CRIT Tunisie, un cabinet de Ressources Humaines. Nous l’avons contactée en marge d’un petit-déjeuner débat autour du « Classement des administrations tunisiennes », une première enquête sur la perception de l’administration par des jeunes dirigeants initiée par le CJD, un baromètre qui espère devenir annuel. Le CJD couvre pratiquement tous les secteurs de la vie économique, à l’exception de ceux de l’agriculture et de la pêche. Mais la porte leur reste ouverte.
Bien entendu, au CJD on suit de très près le projet de négociations autour de l’ALECA. Voici ce qu’elle en pense. Verbatim…

Extrait audio

Au CJD (Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprises), nous ne pouvons être contre la libéralisation du commerce et la levée des barrières douanières. Mais, tout en abordant la question de cet accord d’une manière positive, nous avons quelques réserves.
Nous disons qu’il nous appartient, à nous Tunisiens, la balle étant dans notre camp, d’aborder la table des négociations avec le maximum d’atouts en notre faveur.

wafa-laamiri-2Nous devons négocier selon nos priorités et selon les contraintes de notre tissu économique. Oui, donc aux négociations mais pour défendre les intérêts de la Tunisie.
Il y a encore chez nous des secteurs qui doivent encore être protégés, comme l’agriculture et les services. S’il faut, pour les défendre, établir des barrières, mettre en place des dispositions protectrices, avancer des exigences, faisons-le.
Il est vrai qu’il paraît incohérent d’être pour l’ouverture et de défendre en même temps une certaine fermeture. Cependant, il y a de gros enjeux pour certains secteurs de notre économie.
Négocions, négocions comme il faut cet accord de l’ALECA, mais, encore une fois, à nos conditions.  Profitons des erreurs, des enseignements des négociations passées de l’Accord de Libre Echange de 1995 ! Hélas, je n’ai pas vu, jusqu’ici, de bilan complet de l’impact de cet accord sur notre économie. On nous donne quelques chiffres par-ci par-là, mais il n’y a vraiment pas de bilan approfondi.
Personne ne peut être, par principe, contre la libéralisation du marché. Mais, pour nous, le bilan des accords passés est un préalable incontournable. Rassurez-nous !
Il y a également la question de la réciprocité totale, particulièrement en matière de libre circulation des personnes. Demain, malgré notre possibilité d’accès au marché européen, nous pouvons encore rencontrer le handicap du visa.
Il y donc des préalables importants à mettre en place au sein de ce futur ALECA.

Quel rôle pour la société civile ?

Nous, au CJD, nous participons positivement à tous les débats sur les questions économiques du pays. Nous abordons toujours les questions d’une manière constructive, car nous voulons faire avancer notre économie.
On est pratiquement la seule structure de jeunes à vocation économique. Et multisectorielle, sans l’agriculture et la pêche, toutefois. Nous cherchons d’ailleurs à attirer vers nous les jeunes qui ont des projets dans ces deux secteurs.
Notre rôle est d’étudier en profondeur les questions économiques. Nous formons des commissions pour travailler sur les sujets abordés. Nous y faisons appel à des experts extérieurs lorsque c’est nécessaire. Notre objectif ?  Faire des propositions et des recommandations concrètes. C’est cela notre valeur ajoutée. C’est ce que nous venons de faire, par exemple, pour le futur Code des Investissements en préparation.
Pour l’ALECA, nous sommes en attente d’une feuille de route, d’un agenda bien précis et des projets de documents à négocier pour les étudier.