Tahar Sioud

Tahar Sioud, ancien ambassadeur

Oui pour un ALECA mûrement négocié !

tahar-sioud-2On le surnomme « le pionnier de la diplomatie économique », « le négociateur » ou le « diplomate banquier ». Lui, c’est Tahar Sioud dont le cursus a effectivement balancé entre la banque, la diplomatie et les portefeuilles ministériels. A chaque fois qu’il a fallu négocier avec l’Union Européenne (UE) ou les organismes internationaux économiques (Banque Mondiale, FMI…), on a eu recours à lui pour ses qualités de négociateur et pour sa grande connaissance des dossiers économiques. Et il a toujours répondu présent, quitte à abandonner, pour servir son pays, des postes internationaux fort rémunérateurs. Il est actuellement membre du conseil d’administration de la BIAT après en avoir été le président.
Comme l’un des négociateurs principaux de l’Accord d’Association en 1995 avec l’UE, nous ne pouvions donc trouver meilleur interlocuteur pour avoir un avis « autorisé » sur l’ALECA…

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Question : Avec la connaissance des dossiers de négociations économiques que vous avez, et avec le recul que vous avez maintenant, comment qualifieriez vous l’Accord d’Association de 1995 ?

Tahar Sioud : Bien que nous aurions pu négocier plus d’avantages et une meilleure mise à niveau de nos entreprises, je trouve que cet Accord d’Association de 1995 a eu des retombées très positives sur l’économie tunisienne. Cet accord a permis, entre autres, d’augmenter, voire doubler nos échanges avec l’UE. Regardez les chiffres de la croissance entre 1995 et 2010 (autour d’une moyenne de 5%) et celui des investissement étrangers. Et comparez avec les chiffres actuels (à peine 0,5% de croissance en 2015).
N’oublions surtout pas que près de 80% de nos échanges se font essentiellement avec les pays de l’UE. Nous devions donc garantir et pérenniser nos échanges avec ce principal partenaire. Certes, c’était un accord entre un ensemble européen déjà structuré et un pays en développement, mais c’est lui qui nous a encouragés à entamer d’importantes réformes à même de mieux nous inscrire dans l’espace économique méditerranéen et mondial. Certaines de ces réformes (lois et règlements) sont encore à finaliser chez nous.Globalement, je le trouve donc positif.

Q : La Tunisie a entamé les négociations d’un nouvel accord, l’ALECA (Accord de Libre Échange Complet et Approfondi) qui va étendre la levée des barrières douanières à d’autres domaines que l’industrie (Produits agricoles et agroalimentaires, produits de la pêche, services, investissements, finances marchés publics…). Quel est votre sentiment là-dessus ?

TS : L’accord de 1995 prévoyait déjà une ouverture progressive des frontières économiques. L’ALECA est donc une suite normale qu’il nous appartient de bien négocier. Cet accord est primordial pour l’avenir de notre économie. Il est fondamental pour notre positionnement géostratégique dans notre région naturelle méditerranéenne. Mais prenons le temps qu’il faudra pour bien le négocier et négocions le mieux possible pour obtenir un bon agenda et de meilleures mesures d’accompagnement.
En parallèle, consolidons cet accord par une meilleure stratégie régionale, multilatérale ou bilatérale, maghrébine, arabe et africaine.

Q : De nombreuses voix s’élèvent contre la signature de cet ALECA, arguant de la fragilité de certains de nos secteurs économiques comme l’agriculture, l’agroalimentaire, les services, les finances…

TS : Sans avoir une position dogmatique et idéologique de principe contre cet accord comme certains, je suis pour la négociation de la progressivité de sa mise en application et pour des mesures d’accompagnement consistantes, voire une liste « négative » et certaines mesures protectionnistes, (au moins provisoirement), en faveur de certains de nos secteurs encore fragiles. Je ne pense pas, cependant, qu’il y ait chez nous quelque secteur que ce soit qui soit menacé de disparition.
Je suis certain que nos partenaires européens sont sensibles à cet aspect des choses et qu’ils respecteront nos choix et prioritésen nous accordant à la fois cet échéancier et ces mesures d’accompagnement et de mise à niveau.
Le contexte géopolitique nous permet actuellement de revendiquer un statut plus que privilégié. La Tunisie est le seul pays arabe à avoir réussi sa « révolution » et à asseoir les bases d’une véritable transition démocratique que l’UE ne peut pas ne pas aider. Elle nous a, d’ailleurs, largement aidé dans cette voie.
Ainsi, notre intégration dans cet espace économique euro-méditerranéen devrait-il se faire au moins dans les mêmes conditions que celles accordées aux pays de l’est qui ont rejoint l’UE!

Q : Quels seraient d’après vous les « avantages » de l’ALECA ?

TS : L’ALECA va, d’abord, nous inciter à accélérer nos propres réformes juridiques et réglementaires en cours (Code des Investissements, Code du Commerce, réforme judiciaire…).Ces réformes ont trop tardé. Il s’agit donc d’un défi, d’un challenge pour nous mêmes et dont les retombées sur le moyen et long termes ne peuvent qu’être que positives.
Au plan commercial, il va nous permettre de sortir du « contingentement » actuel de nos exportations, y compris pour nos produits phares comme l’huile d’olive. Il va attirer vers notre pays des investissements qui vont nous permettre de créer des emplois pour nos jeunes. Et Dieu sait si nous en avons besoins !
Pour les services, prenons, par exemple, le secteur de la santé. Nous pouvons parfaitement, avec notre maîtrise et notre savoir-faire actuels, promouvoir ce secteur et étendre notre marché international encore plus. D’autres secteurs de nos services, cependant, doivent encore être protégés et mis à niveau, du moins provisoirement.

Q : Et pour le consommateur tunisien ?

TS : Les détracteurs de l’accord arguent que l’Accord d’Association de 1995 aurait fait perdre au Trésor tunisien près de 24 millions de TND de taxes non perçues, (chiffre à vérifier, d’ailleurs) ! Il suffit de leur poser la question suivante : A qui ces taxes non perçues auraient-elles profité ? Au consommateur tunisien, bien entendu, puisque, forcément, elles auraient contribué à faire baisser les prix !
Cessons d’être dogmatique ! Soyons réalistes, mais défendons nos intérêts et nos choix avec rigueur, intelligence et persévérance.

Q : Pour beaucoup, il faudrait que la Tunisie revendique, avec la libre circulation des produits, des capitaux et services, la libre circulation des personnes…

TS : Ne confondons pas la libre circulation des personnes et l’immigration ! Il est évident que la libre circulation des capitaux, des produits et services doit avoir pour corollaire la libre circulation des hommes d’affaires, des commerçants et des investisseurs puisque, aussi bien, les Tunisiens pourront investir en Europe et concurrencer les entreprises européennesmême au niveau de leurs marchés publics. Mais cela n’a rien à voir avec la politique d’immigration.

Q : Quel serait selon vous le rôle de la société civile dans ces négociations ?

TS : Le rôle de la société civile est fondamental. Elle doit être consultée et écoutée. Elle doit donner son avis, proposer des solutions. Mais ce n’est pas à elle de mener les négociations qui doivent rester du ressort des autorités gouvernementales.
S’il y a chez certains une véritable crispation contre cet accord, c’est dû à mon avis à un déficit d’information. La question est complexe et il appartient aux deux partenaires de combler ce manque d’information.

Q : Votre conclusion sur l’ALECA ?

TS : Pour moi, c’est un accord incontournable, mais qu’il va falloir le négocier très sérieusement et obtenir de bonnes mesures d’accompagnement et un bon agenda d’application (n’oublions pas que l’Accord Association de 1995 a mis 12 ans avant d’être entièrement appliqué !). La balle est donc dans notre camp !
Pour nos amis européens, j’espère qu’ils accepteront les doléances et priorités tunisiennes et qu’ils accorderont l’appui nécessaire pour permettre à la Tunisie de se mettre à niveau de ce partenariat global envisagé. Nous restons, après tout, les plus proches voisins méditerranéens de l’Europe !




Wafa Laamiri

Wafa Laamiri, Présidente nationale du Centre des Jeunes Dirigeants

Nous devons négocier selon nos priorités !

Elle est jeune, dynamique et elle parle avec conviction et franchise. Elle, c’est Mme Wafa Laamiri, Présidente nationale du CJD (Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprises), l’une des rares associations de jeunes (elle préfère parler d’organisation) spécialisées en affaires économiques. Elle est, par ailleurs, Directrice générale de CRIT Tunisie, un cabinet de Ressources Humaines. Nous l’avons contactée en marge d’un petit-déjeuner débat autour du « Classement des administrations tunisiennes », une première enquête sur la perception de l’administration par des jeunes dirigeants initiée par le CJD, un baromètre qui espère devenir annuel. Le CJD couvre pratiquement tous les secteurs de la vie économique, à l’exception de ceux de l’agriculture et de la pêche. Mais la porte leur reste ouverte.
Bien entendu, au CJD on suit de très près le projet de négociations autour de l’ALECA. Voici ce qu’elle en pense. Verbatim…

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Au CJD (Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprises), nous ne pouvons être contre la libéralisation du commerce et la levée des barrières douanières. Mais, tout en abordant la question de cet accord d’une manière positive, nous avons quelques réserves.
Nous disons qu’il nous appartient, à nous Tunisiens, la balle étant dans notre camp, d’aborder la table des négociations avec le maximum d’atouts en notre faveur.

wafa-laamiri-2Nous devons négocier selon nos priorités et selon les contraintes de notre tissu économique. Oui, donc aux négociations mais pour défendre les intérêts de la Tunisie.
Il y a encore chez nous des secteurs qui doivent encore être protégés, comme l’agriculture et les services. S’il faut, pour les défendre, établir des barrières, mettre en place des dispositions protectrices, avancer des exigences, faisons-le.
Il est vrai qu’il paraît incohérent d’être pour l’ouverture et de défendre en même temps une certaine fermeture. Cependant, il y a de gros enjeux pour certains secteurs de notre économie.
Négocions, négocions comme il faut cet accord de l’ALECA, mais, encore une fois, à nos conditions.  Profitons des erreurs, des enseignements des négociations passées de l’Accord de Libre Echange de 1995 ! Hélas, je n’ai pas vu, jusqu’ici, de bilan complet de l’impact de cet accord sur notre économie. On nous donne quelques chiffres par-ci par-là, mais il n’y a vraiment pas de bilan approfondi.
Personne ne peut être, par principe, contre la libéralisation du marché. Mais, pour nous, le bilan des accords passés est un préalable incontournable. Rassurez-nous !
Il y a également la question de la réciprocité totale, particulièrement en matière de libre circulation des personnes. Demain, malgré notre possibilité d’accès au marché européen, nous pouvons encore rencontrer le handicap du visa.
Il y donc des préalables importants à mettre en place au sein de ce futur ALECA.

Quel rôle pour la société civile ?

Nous, au CJD, nous participons positivement à tous les débats sur les questions économiques du pays. Nous abordons toujours les questions d’une manière constructive, car nous voulons faire avancer notre économie.
On est pratiquement la seule structure de jeunes à vocation économique. Et multisectorielle, sans l’agriculture et la pêche, toutefois. Nous cherchons d’ailleurs à attirer vers nous les jeunes qui ont des projets dans ces deux secteurs.
Notre rôle est d’étudier en profondeur les questions économiques. Nous formons des commissions pour travailler sur les sujets abordés. Nous y faisons appel à des experts extérieurs lorsque c’est nécessaire. Notre objectif ?  Faire des propositions et des recommandations concrètes. C’est cela notre valeur ajoutée. C’est ce que nous venons de faire, par exemple, pour le futur Code des Investissements en préparation.
Pour l’ALECA, nous sommes en attente d’une feuille de route, d’un agenda bien précis et des projets de documents à négocier pour les étudier.