Lilia Rebai, Directrice Bureau Tunisie Euro-Mediterranean Human Rights Network
L’Europe doit nous considérer comme un partenaire stratégique
Le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme (Euro-Mediterranean Human Rights Network)est né dans la mouvance du processus de Barcelone. Il est composé d’environ 80 ONG sur le pourtour de la méditerranée et au sein de l’UE. En Tunisie, le réseau s’est implanté en 2011, mais il était actif bien avant cette date par son soutien à des militants du temps de l’ancien régime, et ce depuis 1996. Le bureau Tunisie du réseau est la le quatrième de part le monde, avec le siège à Copenhague, le bureau de Bruxelles et celui de Paris. Le réseau défend les droits de l’homme dans le cadre de six thématiques, à savoir le cycle des droits économiques et sociaux, les droits des migrants et personnes réfugiées, la réforme de la justice, les droits des femmes et l’égalité homme-femme, la question des libertés collectives et individuelles, la culture des droits humains et le cycle des droits économiques et sociaux.
Dans le cadre du démarrage des négociations de l’ALECA entre la Tunisie et l’UE, Mme Lilia Rebaï, directrice du Bureau Tunisie, nous définit l’implication du réseau Euro-méditerranéen des droits de l’homme dans ce dossier et son rôle dans l’instauration d’un ALECA garantissant les droits du citoyen tunisien. Interview.
Quel intérêt porte votre réseau pour l’ALECA ?
Notre intérêt pour l’ALECA se situe dans le cadre d’un projet soutenu par l’Union européenne. Un projet qui consiste à un dialogue tripartite. Il s’agit d’impliquer la société civile dans le suivi des relations entre la Tunisie et l’UE. Parce que, autant nous avons aujourd’hui en 2011, une société civile très active et qui suit pratiquement tous les domaines, autant il mais reste un domaine très sensible qui n’est pas très bien suivi par la société civile : celui des relations entre la Tunisie et l’Union Européenne. Suite à cela, il y a eu la mise en place d’un plan d’action 2013-2017, dans lequel il y a trois groupes piliers : les réformes politiques, les réformes économiques et sociales et celui du rapprochement entre les peuples, c’est là où l’on parle de démocratie et de droits civiques.
Dans le cadre de ce projet nous avons constitué des groupes de travail composés chacun de près de 27 représentants d’ONG, de l’UGTT et de l’UTICA. Plus de 80 ONG tunisiennes se sont réunies d’une manière informelle et formelle pour le traitement de différentes thématiques. A la fin de ces rencontres, ces ONG se sont mises d’accord sur certaines recommandations communes.
Il faudrait que ces recommandations soient prises en considération par les parties décisionnaires ?
A l’issue de chaque réunion, nous transmettons systématiquement ces recommandations à la délégation de l’UE et également aux membres du gouvernement et de l’administration tunisienne. Nous avons beaucoup travaillé avec le secrétariat d’Etat pour la femme, actuellement devenu ministère de la femme, avec les ministères des affaires étrangères, de la justice et celui du commerce et de l’artisanat. A coté de cela, nous avons effectué des missions de plaidoyer à l’étranger, notamment au Parlement européen à Bruxelles, la commission de l’UE, le service européen des services extérieurs. Nous nous sommes également déplacés en France et en Italie. Ces pays sont les principaux partenaires de la Tunisie, d’où l’intérêt. Il y a eu une grande médiatisation de notre conférence de presse organisée en Italie. Nous avons appelé à la suppression des visas pour les Tunisiens, une revendication qui a reçu beaucoup d’intérêt. Au début, le dialogue était difficile, il y a eu les vieilles habitudes et les méfiances des uns et des autres, notamment la méfiance à l’égard de l’UE. Mais, peu à peu nous avons commencé à dialoguer et c’était une belle expérience.
Suite à ce succès, nous avons décidé de continuer le projet. Ainsi, nous avons lancé officiellement la deuxième phase du projet qui durera trois ans. Dans cette phase, nous allons impliquer l’ARP et les ONG des régions de l’intérieur.
L’ALECA, c’est la pièce maîtresse de notre projet. Nous avons commencé à travailler sur cette question en décembre 2014. La deuxième session du groupe, droits économiques et sociaux a débattu des défis que pourraient représenter cet accord pour le pays. Nous avons organisé également une session spéciale avec une délégation européenne sur ce même sujet. Nous avons ainsi émis un communiqué signé par plus d’une vingtaine d’associations afin d’exprimer nos réserves par rapport à cet accord qui pourrait représenter un danger pour la Tunisie.
Sur quel diagnostic, avez-vous émis ces réserves ? Etes-vous revenu dans votre débat sur l’Accord d’Association signé en 1995 et qui concernait le secteur industriel par exemple ?
Effectivement, la première revendication de la société civile c’est justement, une étude indépendante et une évaluation d’impact de cet accord signé en 1995. Sachant, qu’objectivement parlant, à cause de cette politique économique mise en œuvre en 1995, nous avons un des taux de chômage les plus élevés depuis 2011. Un taux de chômage hétérogène, en effet dans certaines régions le chômage peut atteindre les 45%, les femmes sont plus touchées que les hommes et la grande partie des chômeurs sont des diplômés du supérieur. Il y a cette question de déséquilibre régional également. Donc, on ne peut pas ne pas se demander s’il y a un lien de cause à effet entre la politique économique adoptée en 1995 et le futur ALECA et ce que nous vivons aujourd’hui.
Si la politique qui a été menée en 1995 a engendré une révolution, pourquoi alors continuer sur la même lancée ? De l’autre coté, ils nous disent que c’est la corruption, la mauvaise gouvernance de l’administration qui sont la cause de ce que nous vivons, mais encore faut-il le démontrer. En termes de chiffres, certains diront que 30% des PME ont disparu suite au mouvement de libéralisation depuis la signature de l’accord de 1995. Cela reste à vérifier.
Aujourd’hui, on ne peut pas être pour ou contre l’ALECA, cela dépendra de ce qui sera mis dans cet accord. C’est, aussi, comment nous allons négocier cet ALECA ? Une chose est sûre : l’UE est notre partenaire stratégique, nous devons donc rester ouverts à l’Europe. C’est un constat au sein de notre groupe. Personne n’a jamais remis en question cet ancrage ou cette idée d’avoir des affaires de partenariat avec l’Europe.
Aujourd’hui, la Tunisie est un petit pays. Nous sommes encore peut être la seule flamme dans ce qu’on a appelé le « printemps arabe ». L’Union Européenne nous a promis beaucoup de merveilles et ce depuis Deauville en 2011, mais, cinq ans après, nous avons rien reçu. Ce que nous pouvons dire à l’U.E est de faire un réel effort pour soutenir ce pays. Ne pas nous traiter uniquement en tant que partenaire économique mais en vrai partenaire stratégique. Nous aider à construire la Tunisie nouvelle.
Quelles sont vos inquiétudes ?
Nous avons des inquiétudes notamment pour deux secteurs stratégiques pour notre pays, celui des services et celui de l’agriculture. Les barrières non tarifaires, les rapprochements réglementaires nous font également peur. Il ya beaucoup d’enjeux derrière. Revenons aux secteurs des services et de l’agriculture. Sur ce dernier on ne peut pas parler de libéralisation agricole pour une question très simple. Quelle chance aurait un petit agriculteur du nord-ouest tunisien avec sa façon archaïque de labourer sa terre avec des et les problèmes climatiques, de faire face à une multinationale européenne, sachant qu’il y a la politique européenne commune qui subventionne les agriculteurs ? Réellement, en l’Etat actuel des choses, une libéralisation est impossible.
Sur le secteur des services, la société civile se pose la question sur la liberté de circulation. Il est inconcevable de parler de libérer les capitaux, les biens sans intégrer la liberté de circulation des personnes, ces personnes qui vont produire ces biens et ces capitaux. Dans le secteur des services, la concurrence sera également inéquitable. Prenant l’exemple d’un jeune diplômé tunisien et d’un jeune diplômé européen. Quel est celui qui aura plus de chance d’entreprendre un projet dans le territoire de l’autre. L’européen aura la chance de visiter la Tunisie, faire du tourisme, étudier le marché tunisien et éventuellement décider de créer sa propre PME. Cela ne sera pas possible pour le jeune diplômé tunisien car il sera confronté au problème d’obtention de visas. Ne parlons pas de s’implanter sur le marché européen ! Avec la montée de la droite et du terrorisme en Europe, la question de la circulation des personnes est de plus en plus délicate.
Dans l’Accord d’Association de 1995, il était question de mise à niveau des PME tunisiennes et l’UE avait financé ce programme de mise à niveau. Si l’ALECA, pour le secteur agricole, faisait de même et mettait en place un programme de mise à niveau de l’agriculture tunisienne, également financé par l’UE, cela favoriserait-il une libéralisation équitable ?
Personne aujourd’hui ne peut donner une réponse exacte à cette question. Ce qu’il faudrait faire, c’est peut être étudier au cas par cas et produit par produit. La Tunisie jouit de compétences universitaires professionnelles et devrait profiter de ces compétences pour faire des études d’évaluation et d’impact d’un éventuel ALECA. Il ne faut pas également oublier l’enjeu de la sécurité alimentaire du pays. Sait-on quelle est la vision et la politique de la Tunisie sur ce secteur et les différents secteurs sujets de négociations? Quelle est la politique du pays par rapport à la caisse de compensation ? Par rapport à la libéralisation de l’économie nationale ? Et cela, ce n’est pas de la responsabilité de l’U.E, mais de celle de notre gouvernement. Cette implication du gouvernement, nous ne la voyons pas. Il faut savoir que la réponse à cette question est purement politique, il faudrait qu’il y ait une vision politique pour savoir exactement où l’on va.
Pour négocier au mieux un ALECA avantageux pour notre pays, faut-il choisir de bons négociateurs et qui maitrisent leurs dossiers?
N’oublions pas : la Tunisie négociera avec l’U.E qui représente 28 pays. La tâche n’est guère facile. La Tunisie représente moins de 1% des échanges commerciaux de l’U.E. Quelque part, la partie est déséquilibrée, asymétrique. En même temps, la Tunisie d’aujourd’hui a réellement besoin d’un réel soutien. Cela étant dit, nous avons été reçus la semaine dernière par le Conseiller économique du Chef du gouvernement et négociateur en chef de l’ALECA, M. Ridha ben Mesbah et par Mme Fatma Oueslati. Personnellement, cet entretien m’a tranquillisée. J’ai senti que j’étais en face de personnes avisées, conscientes des enjeux de ce projet d’accord. Ils nous ont assuré qu’ils allaient prendre leur temps, que des études vont être lancées prenant en considération tous les aspects de la problématique.
Maintenant, c’est à l’UE de soutenir notre transition économique et démocratique, la condition sine qua non pour garantir un avenir pour nos enfants. La Tunisie est l’un des plus beaux pays au monde et doit continuer de l’être.
Allez-vous être partie prenante des négociations ? Comment allez-vous suivre ces négociations ?
Il est question que la société civile suive les négociations de l’ALECA. Le gouvernement nous a déjà invités à débattre du sujet avant la tenue du premier round le 18 avril. Une première en Tunisie et ceci grâce au dialogue tripartite que nous avons instauré.
Ensuite, il est question, et cela sera annoncé par le gouvernement, d’inclure la société civile dans un comité consultatif sur l’ALECA. Maintenant reste à mettre en place un mécanisme pour que notre participation ne soit pas uniquement formelle. Ce que nous demandons, nous société civile, c’est d’avoir l’information d’une manière transparente et à temps, pour revenir avec des propositions concrètes. La société civile était un acteur majeur dans le dialogue national ce qui a valu à la Tunisie le prix Nobel de la paix, et la société civile va continuer à jouer son rôle et n’apportera que du positif à ces négociations.